Liste rouge et enjeux de protection : le problème de l’Arche de Noé

La Liste rouge de l’UICN (L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature) est un indicateur qui permet de suivre l’état de la biodiversité dans le monde. Grâce à cet état des lieux, on sait aujourd’hui qu’une espèce de mammifères sur quatre, un oiseau sur sept, plus d’un amphibien sur trois et un tiers des espèces de conifères sont menacés d’extinction mondiale. Ces chiffres alarmants touchent malheureusement de plus en plus d’espèces, et on peut se demander comment ces listes influencent les programmes de protection de la biodiversité. Joël White, enseignant-chercheur en écologie à l’université de Toulouse et Vice-Président d’ A Rocha France, s’est penché avec nous sur cette question.

© Bill Roque’s Images

Marie Pfund (M.P) : Bonjour Joël, est-ce qu’il existe aujourd’hui une priorisation de la protection des espèces animales en fonction des catégories de l’UICN ? Si oui, dans quelle mesure ?

Joël White (J.W) : La liste rouge de l’UICN constitue un outil de référence pour connaître l’état de conservation global de nombreuses espèces animales et végétales. Elle dresse un inventaire en 9 catégories du niveau de menaces pesant sur chaque espèce (voir figure ci-dessus). Ce niveau de menace est évidemment l’un des critères utilisés lorsqu’il faut prioriser les actions de conservation : un habitat contenant de nombreuses espèces sur liste rouge peut être identifié comme étant à protéger en priorité. Cependant, les scientifiques pensent que d’autres critères doivent être pris en compte, tels que des critères phylogénétiques (l’espèce en question est-elle la seule de son groupe ou y a-t-il d’autres espèces qui lui sont apparentées ?) ou des critères fonctionnels (l’espèce en question a-t-elle une fonction spécifique ou est-elle particulièrement importante dans l’écosystème ?), comme les espèces dites « clés de voûte » ? Ce qui est certain, c’est qu’il est beaucoup plus utile de chercher à préserver des écosystèmes entiers abritant une diversité d’espèces que de se focaliser sur une espèce, quel que soit son degré de vulnérabilité.

Catégories de la liste rouge de l’UICN

M.P : Comment se sont construites ces catégories historiquement ?

J.W : La première liste rouge éditée en 1964 contenait seulement 204 espèces de mammifères et 312 espèces d’oiseaux et les classait en 4 catégories. Les 9 catégories actuelles sont utilisées depuis 2001 et l’UICN évalue désormais plus de 147 000 espèces, ce qui constitue déjà un bel accomplissement. Bien que la liste se soit au départ concentrée sur les espèces les plus connues comme les oiseaux, mammifères, reptiles et amphibiens, l’UICN s’efforce désormais d’évaluer d’autres groupes tels que les invertébrés, les plantes et les champignons. Mais la tâche est loin d’être terminée : si 85% des 4 groupes cités ci-dessus  sont évalués, c’est seulement le cas de 67% des poissons, 14% des plantes, 2% des invertébrés et 0,4% des champignons.  Au total, seuls 7% des 2 millions d’espèces décrites par la science à ce jour sont suffisamment étudiées pour pouvoir être évaluées par l’UICN. Cela nous révèle à quel point le déclin du vivant que l’on observe n’est en fait que la pointe émergée d’un énorme iceberg qui fond à vue d’œil.

 

M.P : Quelle est la tendance actuelle au sein des différentes catégories ?

J.W : Aujourd’hui, 28% des espèces répertoriées par l’UICN sont menacées et cette proportion ne cesse d’augmenter. Bien qu’il y ait des tendances positives comme par exemple pour le tigre, dont les populations ont récemment été revues à la hausse, la grande majorité des changements de statut indiquent une aggravation de l’état de conservation des espèces menacées.

 

M.P : Si le nombre d’espèces “en danger critique” ne cesse d’augmenter dans le futur, est-ce qu’il est réaliste de penser que nous devrons sélectionner les espèces à sauver (et donc aussi celles à laisser s’éteindre) ? 

J.W : Étant données les ressources et les finances limitées dont disposent les acteurs de la conservation, ils vont se retrouver de plus en plus souvent (et se retrouvent déjà !) dans la situation peu enviable de devoir faire des choix. Faut-il concentrer les efforts de conservation sur telle région/zone ou sur une autre ? C’est ce que les biologistes de la conservation anglo-saxons appellent « the agony of choice » ou « the Noah’s Ark problem ». Là encore, on se retrouve avec le problème des critères de priorisation. Faut-il protéger les zones contenant la plus grande diversité d’espèces ? Si oui, quels types de diversité (taxonomique, phylogénétique, fonctionnelle) ? Ou faut-il plutôt se concentrer sur celles avec le plus d’espèces menacées ? On pourrait au contraire se focaliser sur les espèces ayant le moins de risque de s’éteindre à court ou moyen terme afin de ne pas « gâcher » nos efforts. Comme vous pouvez le constater, cette question est extrêmement difficile à résoudre, même d’un point de vue purement rationnel et scientifique.

 

M.P : Est-ce que cela ne pose pas aussi un problème éthique ?

J.W : Je ne suis pas un spécialiste de l’éthique, mais ça me semble compliqué de dire qu’une espèce a plus de valeur qu’une autre et de mettre en place une échelle de valeur des millions d’espèces qui habitent sur cette terre. On pourrait prendre une vision anthropocentrée et considérer les espèces les plus « utiles » à l’Homme, mais on voit bien les dégâts qu’a causé cette vision au cours des derniers siècles. Pour prendre un exemple, des 7 000 espèces de plantes utilisées par l’humanité dans l’ère pré-industrielle, seules 12 constituent aujourd’hui la quasi-totalité de l’alimentation mondiale (Esquinas-Alcazar 2005 Nature Review). De même, les 4 espèces de bétail utilisées pour l’alimentation mondiale constituent 60% de la biomasse totale des mammifères sur la planète contre seulement 4% pour les 6000 espèces de mammifères sauvages – les 36% restants sont la biomasse totale des êtres humains. (Bar-On et al 2018 PNAS). Outre l’impact sur la biodiversité, le développement à outrance d’une poignée d’espèces qui nous semblent les plus utiles induit de nombreux problèmes en lien avec la monoculture : baisse de la diversité génétique (vulnérable aux pathogènes, aux changements climatiques), uniformisation et donc érosion des sols, davantage de dépendances aux pesticides et aux engrais, etc…

 

M.P : Est-ce qu’il existe une vision biblique sur ce problème ?

J.W : Je crois que la Bible montre l’importance et la valeur que Dieu accorde à chacune des espèces qu’Il a créées. Dans Matthieu 10:29-31, Jésus dit que pas un seul moineau (une espèce insignifiante pour les gens de l’époque) ne tombe au sol sans que Dieu ne s’en soucie. La Genèse, certains Psaumes et des sections de Job montrent également comment Dieu se réjouit de toute la diversité d’espèces qu’Il a créées. Dave Bookless, pasteur, auteur et directeur théologique d’A Rocha International (et prochain intervenant du séminaire d’éco-théologie aux Courmettes) écrit dans son livre  Dieu, l’écologie et moi que chaque espèce nous révèle quelque chose d’unique sur Dieu. Chaque fois que l’une d’entre elles disparaît, c’est comme si nous effacions une “empreinte” de Dieu dans ce monde.

 

M.P : Finalement, que faire pour ne pas avoir à réaliser une telle sélection ? 

J.W : Les actions de conservation sont ô combien nécessaires et utiles, mais leurs effets seront bien dérisoires si elles ne s’accompagnent pas d’un changement radical de nos comportements individuels et du fonctionnement de nos sociétés occidentales. C’est notre surconsommation, notre système agroalimentaire avec tous les effets néfastes de l’agriculture intensive et notre mode de vie occidental qui ont le plus d’impact sur la biodiversité mondiale et locale.

 

M.P : Que fait A Rocha autour de la protection de la biodiversité et en particulier sur les espèces de la liste rouge ?

J.W : 1,2 million hectares d’espaces naturels sur les 5 continents ont bénéficié des actions de protection et de restauration d’A Rocha ainsi que 431 espèces menacées. Simon Stuart, le directeur actuel d’A Rocha International, est un ancien membre du comité UICN et a largement contribué au développement de la liste rouge actuelle. En France, 37 500 ha et une quarantaine d’espèces menacées ont été positivement impactés par nos interventions. Les actions de protection de la biodiversité n’étant efficaces que si elles s’accompagnent d’un changement de nos comportements collectifs et individuels, A Rocha œuvre également à éveiller les consciences sur la réalité de la crise écologique et de notre responsabilité, notamment à travers son réseau Ambassadeurs.

 

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